L'amant de mon vélo

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Basile Honorin n’avait pas reçu beaucoup d’éducation, mais il était un garçon ambitieux et tout à fait capable, plein de bonne volonté et très serviable. Je n’avais pas la chance d’avoir des voisins très aimables, à l’exception de Basile, qui se distinguait par sa spontanéité.

Quelques jours plus tard, en fin d’après-midi, je le croisai dans le hall de l’immeuble :

- Bonjour Félix ! Comment allez-vous ? Bien j’espère ?

- Oui oui, je vous remercie. Et vous-même, Basile ?

- On fait aller. Vous continuez vos séances d’entraînement ? me demanda-t-il en mimant avec ses poignets le mouvement du pédalage.

- Autant que je le peux.

- Vous allez faire du vélo d’appartement ce soir ?

- Oh ! non, ce soir, je suis fatigué !

- Mais vous n’allez pas le laisser inactif !

- Vous voulez vous entraîner ? demandai-je, blasé.

- Il faut bien l’entretenir, votre vélo !

- Eh bien ! venez, soupirai-je, résigné.

- Oh ! c’est vraiment très chouette ! Ça ne vous dérange pas au moins ?

- Pensez-vous !

Basile me suivit chez moi, et fonça dans le salon :

- Je m’y mets tout de suite ! Faites comme si je n’étais pas là, surtout !

- Vous ne voulez rien boire ?

- Non merci.

- Mais pour vous mettre en condition ?

- Je me suis déjà préparé ! J’ai bu des cocktails vitaminés.

- Ah ! oui, je vois, c’est bien, d’être prévoyant, fis-je à voix basse, comme Basile ne m’écoutait déjà plus, concentré sur mon vélo.

Je pris ma douche. Je préparai le dîner. Je mangeai. Bref : je m’efforçai de vivre ma vie comme d’ordinaire. Mais je sentais bien que je n’étais pas tout à fait à l’aise. J’ingurgitai ma blanquette raide comme un piquet, en tentant d’ignorer Basile. J’allumai la télévision et tâchai de me concentrer sur le journal de vingt heures, mais rien n’y fit : la présence de mon voisin, pédalant inlassablement au milieu de mon salon, cependant que j’étais censé faire comme chez moi – quel comble ! - était dramatiquement embarrassante. Je me mis à lire. Mais le mouvement perpétuel des jambes de Basile, tout près de moi, hypnotisait mon cerveau. Je croyais même l’entendre pédaler, sur mon vélo silencieux ! Lorsqu’il s’arrêta enfin, je lui dis, de l’air le plus innocent du monde :

- Ça a l’air de vous plaire. Vous devriez en acheter un.

- Ce n’est pas l’envie qui me manque, répondit-il en reprenant son souffle, mais je n’ai pas plus les moyens que pour ma lessiveuse.  Je voudrais tant !

- Mais ce n’est peut-être pas très bon d’en faire autant, vous savez.

- Au contraire, c’est mon docteur qui m’a dit.

- Ah ! oui, si votre docteur a dit !

Oui, bien sûr, l’argument était imparable. Le docteur avait dit ! Certes. Le hasard sans doute…

- Vous êtes malade ? demandai-je, faussement inquiet.

- Eh ! oui ! répondit-il en soupirant.

Je pouvais prendre le parti d’en rire, mais j’avoue que je n’étais pas vraiment d’humeur.

- Ce n’est pas grave, j’espère ?

- Peut-être bien que si, me fit-il, d’un air incertain.

- Peut-être bien que non ? répliquai-je, d’un air rassurant.

- Entre les deux, nous mit-il royalement d’accord.

- C’est le cœur ? hasardai-je.

- Ou quelque chose comme ça. Mais il y a le secret professionnel, voyez-vous !

- Oui, mais vous, vous n’y êtes pas tenu, vous n’êtes pas votre propre médecin ?

- Oui, mais mon médecin oui.

- Comment ça ?

- Il est tenu par le secret professionnel.

- Mais à vous, il vous a dit ce que vous aviez, quand même ?

- Ça a un nom bizarre, je ne saurais pas trop vous dire.

Il y a des jours où on supporte particulièrement mal qu’on se moque de vous. On a chacun ses degrés de tolérance, et son seuil critique. J’eus un début de rire nerveux, et un léger tremblement sous l’œil droit – typique, chez moi - qui m’indiquèrent que je n’étais plus très loin de ce seuil. Je me contins.

- Et ce nom bizarre vous oblige à pédaler sur mon vélo ?

- Eh ! oui ! c’est mon docteur qui m’a dit, répondit-il d’un ton un peu lamenté.

- C’est très aimable à lui.

- Il m’a recommandé d’en faire tous les jours.

- Naturellement. Et de vous faire prêter les clés de l’appartement ?

- Ah ! non, pas du tout.

C’en était presque touchant, en définitive. Cependant, mon niveau maximal de sensibilité était largement dépassé, et je n’avais plus le cœur à m’émouvoir des efforts pathétiques de mon charmant voisin. Mon cerveau était en ébullition, et je sentais que si Basile restait une minute de plus dans mon salon, quelque chose y craquerait.

- Je vous raccompagne, Basile.

- Merci. Au fait, j’ai oublié de vous dire, Félix, le facteur a déposé un colis pour vous ce matin. Comme vous n’étiez pas là, je me suis permis de le prendre pour vous. Je vous le porte demain, si vous voulez.

- C’est bien aimable à vous.

- De toute façon, ça ne presse pas, contrairement d’ailleurs à ce qui était écrit dessus.

- Que voulez-vous dire ?

- Il était écrit URGENT sur votre colis.

- Et ?

- Alors, je me suis permis de l’entr’ouvrir, j’ai pensé bien faire, je croyais que c’était vraiment très urgent.

- Plus rien ne m’étonne.

- C’était une boîte de calissons. Ce n’est pas périssable, les calissons.

- J’imagine que vous avez goûté, pour vérifier qu’ils n’étaient pas empoisonnés.

- Ah ! non, pas du tout.

- Dites-moi, Basile, lorsque le concierge est décédé, vous étiez présent dans la pièce ?

- Ah ! non, pas du tout. Pourquoi posez-vous la question ?

- Par curiosité. J’avais comme l’impression que vous vivriez cette tragédie une deuxième fois incessamment.

- Vous vous sentez mal, Félix ?

- Un peu, mais ça va vite aller mieux, rassurez-vous.

- Que puis-je faire pour vous ?

- Rentrer chez vous, je crois.

 

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