L'amant de mon vélo

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Je n’osais pas sortir de l’auto. De la fenêtre de son appartement, Basile avait pu me voir entrer dans la résidence. Je surveillai les alentours pendant de longues minutes. Personne. Doucement j’ouvris la portière, me glissai dehors, la refermai en prenant soin de ne pas la faire claquer. Coup d’œil à droite. Coup d’œil à gauche. Je courus jusqu’à l’immeuble, composai fébrilement le code d’entrée, et comme je m’engouffrai dans le hall, la porte de l’ascenseur s’ouvrit sur Basile.

- Tiens ! Bonjour Félix ! Vous avez l’air pressé.

- C’est une illusion d’optique. Vous allez bien ?

- Ça va. Le vélo me manque.

Ma lèvre inférieure frémissait. Une boule de nœuds me donnait des crampes dans le ventre.

- Vous allez vous fatiguer, à force.

- Au contraire, je sens que je monte en puissance.

- Ah oui ? Mon vélo ne va plus vous suffire, il vous en faudra un plus perfectionné.

- N’ayez crainte, je me contente très bien du vôtre.

- Vous me réconfortez, Basile ! fis-je en chancelant.

- Ça ne vous dérange pas que je…

- Non, non, allez-y vite qu’on en finisse !

Et Basile enfourcha mon vélo. Je n’avais pas d’appétit. En sortant de ma douche, espérant un accès de fatigue de mon voisin, je m’avançai l’air de rien, cependant qu’il pédalait :

- Ça tourne bien, dites-moi, vous devez être épuisé, non ?

- Ah ! non, pas du tout, je finis de m’échauffer.

- Ah ! vous finissez de…

Entre fondre en larmes et éclater de rire, je choisis de me soûler à la vodka.

La fréquence de pédalage était invariablement la même, tristement monotone. Sur le vélo, Basile ne bougeait pas d’un poil, réglé comme un métronome, le regard fixe, le buste immobile, le visage impassible. Quant à moi, j’expérimentais toutes les positions dans mon canapé et tous les alcools dans mon bar. A bout de forces, je hasardai :

- Je suis fatigué, Basile, c’est l’heure de se coucher.

- Je vous en prie, Félix. Bonne nuit.

- Mais… Vous restez là ?

- Je n’ai pas tout à fait terminé. Vous ne m’entendrez pas.

- Ça ne vous dérange pas de rester tout seul ?

- Ah ! non, pas du tout.

J’étais complètement résigné. J’avais abandonné la lutte. Je capitulai sans condition. J’éteignis les lumières, et je me couchai dans ma chambre.

 

 *

 

Réveil en sursaut et en sueur ! Quoi ? Qui ? Où ? Basile ! Non ! Le réveil indiquait minuit seulement. Tout cela devait être un rêve. Un cauchemar ! J’avais la gueule de bois. Je sortis du lit pour boire de l’eau. J’arrivai dans le salon à tâtons, appuyai sur l’interrupteur, et le monde s’écroula : au milieu de la pièce, plus vaillant que jamais, Basile pédalait !

- Vous êtes encore là, vous ?

- J’ai bientôt fini.

- Mais ce n’est pas possible, Basile, il faut rentrer vous coucher.

- Oui, oui, c’est pour bientôt.

- C’est pour tout de suite ! Ça ne peut plus continuer ainsi, voyons ! Il faut trouver une solution.

- Mais tout va très bien, voyez-vous. Je suis de mieux en mieux.

- Je n’en doute pas, mais vous ne pouvez plus continuer comme ça, vous êtes tributaire de mon vélo.

- Mais je suis très heureux de votre vélo, moi.

- Ecoutez, Basile, j’ai aussi besoin d’être seul chez moi, vous comprenez.

- Oui, oui, je comprends très bien. Si vous voulez, vous pouvez monter chez moi pendant que je pédale ici.

- C’est aimable à vous, mais…

Je croisai son regard interrogateur. Basile était très fort. Je renonçai.

- Mais... ? m'encouragea-t-il à poursuivre.

- Non, rien.

- J’aimerais tant m’offrir le même ! Vous avez de la chance, Félix, d’avoir un si beau vélo.

- Oui, en effet je mesure ma chance.

Basile continua son exercice. Quant à moi, je me réfugai dans ma chambre, et pris mon chat dans les bras :

- Mon vieux, je te débaptise, lui fis-je. Plus jamais je ne t’appellerai Basile, je te le jure. Désormais, je t’appellerai Médor.

 

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