L'amant de mon vélo

3

Le lendemain, je sentis comme une sourde angoisse m’étreindre, une anxiété confuse que je ne m’expliquais pas vraiment. En revenant du travail, je compris la cause de ma mystérieuse inquiétude en croisant, comme par hasard, mon voisin Basile sur le parking de l’immeuble : c’est lui que je redoutais de voir !

Mon estomac fit un nœud, et mon cœur tressauta dans ma poitrine. Basile vint vers moi :

- Bonjour, Félix, ça me fait plaisir de vous voir !

Ma gorge se noua.

- Et moi donc ! Les plaisirs partagés sont les meilleurs.

- Vous avez bien travaillé ?

- Il faut bien, si on veut payer des impôts. Et vous-même, ça va ?

- Oh ! comme ci, comme ça. Je sens qu’un petit coup de vélo me ferait du bien.

Je sentis tous les muscles de mon corps se figer dans une brutale contraction ; tous les tendons et les ligaments se raidir dans une tension violente ; tous les nerfs faire des vrilles et s’enrouler sur eux-mêmes. Ma mâchoire se crispa.

- Pourquoi grimacez-vous, Félix ,

- Je grimace ? Mais pas du tout, pas du tout, pourquoi grimacerais-je ? C’est le soleil, qui m’éblouit.

- Non, parce que j’ai entendu que les attaques cérébrales pouvaient avoir ce genre de symptômes, des grimaces involontaires.

C’est peut-être ça, finalement, pensai-je. Une attaque. Terrassé par Basile ! Lequel reprit :

- Je serai discret, comme d’habitude. Vous n’avez pas à vous plaindre de moi, n’est-ce pas, Félix ?

- Comment ? Ah ! mais pas du tout.

J’ouvris la porte de l’appartement, et Basile s’y engouffra. Sans plus faire attention à lui, je me servis un verre de vodka, puis m’effondrai dans le canapé. Absorbé par son psalmodiant pédalage, Basile suait déjà sur mon vélo. Mon chat, qui était vite devenu fou, se cachait sous mon lit, exaspéré par son pesant homonyme. Lorsqu’il finit son exercice, je lui dis :

- C’est bien, je vous observais, vous êtes bon.

- Vous trouvez ? Merci. Il ne faut surtout plus perdre le rythme à présent.

- Mais vous savez, Basile, mon vélo ne sera peut-être pas toujours disponible.

- Ah bon ?

- Eh bien ! Il y a des jours où je ne serai pas là, par exemple.

- Mais ces jours-là, je viendrai nourrir Félix…

- Basile !

- Oui ?

- Non, le chat, c’est Basile, pas Félix. Félix, c’est moi.

- Ah ! oui, et le chat de ma mère.

- Accessoirement, oui.

- Donc, je viendrai nourrir le chat, et j’en profiterai pour m’entraîner. Vous voulez bien, n’est-ce pas, que je m’occupe du chat ?

- Mais oui, bien sûr, fis-je, comme mes doigts déchiraient l’intérieur de mes poches, à force de se crisper et de se tordre. Mais il y a des jours, où j’en ferai, moi, de mon vélo.

- Eh ! bien ! nous alternerons. Le vélo, lui, ne fait pas d’effort. Je passerai après vous.

- Bon. Mais il y a des fois où je serai fatigué. Je me coucherai tôt.

- Je vous laisserai dormir. Ce machin-là est complètement silencieux, vous ne m’entendrez pas. Je sortirai discrètement.

- Vous avez réponse à tout, Basile ?

- Ah ! non, pas du tout.

J’eus du mal à trouver le sommeil, allez savoir pourquoi. Le réveil fut difficile, et au travail, je piquai du nez sur mes papiers. Dans mes rêves, inévitablement, Basile pédalait.

- Eh bien ! Félix ! m’interpella ma collègue de bureau. Qu’est-ce qui t’arrive, mon vieux ?

- Tu ne vas pas me croire, fis-je à moitié endormi. C’est mon voisin. Je passe mes nuits avec.

- En effet, j’ai du mal à te croire ! Explique.

- Tous les soirs, il s’incruste chez moi, pour monter sur mon vélo d’appartement !

- Quelle étrange idée !

- Oui, eh bien ! lui n’a pas l’air de trouver ça étrange.

- Moi, le soir, je suis fourbue, il ne me viendait pas à l’esprit de faire du vélo, il faut vraiment être gaga !

- Ce n’est pas la question, Caro ! Ce type passe ses soirées à pédaler dans mon salon !

- Mets-le dehors !

- C’est moi qui lui ai proposé d’en faire.

- Alors, de quoi te plains-tu ?

- Je n’imaginais pas qu’il reviendrait tous les soirs…

- Explique-lui gentiment que ça t’embarrasse.

- J’ai essayé ! Mais il n’y aucune raison valable qui justifie mon malaise : mon vélo est parfaitement silencieux, Basile ne fait absolument aucun bruit.

- Quel rapport avec ton chat ?

- Non, Basile, c’est aussi le nom de mon voisin.

- S’il ne fait aucun bruit, en quoi te gêne-t-il ?

- Caro, tu as déjà passé tes soirées avec un inconnu qui pédale dans ton salon ? Fais un effort d’imagination ne serait-ce qu’une seconde et figure-toi la scène : tu es dans ton sofa, et il y a là, devant toi, ton voisin qui transpire sur ton vélo.

- Oui, je reconnais que ce n’est pas commode. Dis-lui que tu es fatigué et que tu voudrais te coucher !

- Ce n’est pas ça qui l’arrêtera !

- Insiste !

 

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